Le 4 mars 2019, une onde de choc traverse l’univers de la musique électronique. Keith Flint, frontman enragé de The Prodigy, a été retrouvé sans vie à son domicile de North End, dans l’Essex. À 49 ans, celui que le public reconnaissait au premier cri rauque, au premier saut sur scène ou à la première mèche dressée sur le crâne, quitte la scène sans avertir. L’émotion est instantanée. Des milliers de fans endeuillés, des artistes en état de sidération. Car Flint, ce n’était pas qu’un chanteur. C’était une détonation.
Un cri venu des raves
Keith Flint n’a jamais été un chanteur classique. Né à Redbridge, à Londres, en septembre 1969, il grandit dans l’Essex. L’Angleterre ouvrière, celle des banlieues qui vibrent à coups de boomers et de rebonds acides. En 1990, il croise la route de Liam Howlett. Ensemble, ils donnent naissance à un projet électro encore embryonnaire : The Prodigy. Flint y est d’abord danseur. Il remue, saute, crie, électrise le public avec une intensité quasi tribale. Mais c’est en 1996 que tout bascule : sur « Firestarter », il prend le micro et explose à la face du monde.
Mohawk agressif, regard noirci de khôl, torse nu, gestuelle possédée : Keith Flint devient l’icône de toute une génération. Son cri dans « Firestarter » devient un hymne des années 1990. Il ne chante pas, il incarne. Il n’interprète pas, il déchaîne.
« C’était un monstre de scène, un sorcier punk au cœur des beats électroniques », écrivait un journaliste du NME. Et effectivement, Flint brouille toutes les lignes. Punk, raver, performer, MC, catalyseur de rage — il est tout cela à la fois. Et c’est cette polyvalence incandescente qui va faire de The Prodigy une force vive de la musique britannique, avec des albums comme The Fat of the Land (1997) ou Invaders Must Die (2009).
La silhouette d’un survivant
Mais au-delà du personnage incandescent, Flint était un homme. Avec ses fêlures. Ses démons. Dans une interview pour FHM, il confiait : « Je me suis toujours senti comme un gamin abîmé, avec beaucoup de colère en moi. » Il a longtemps lutté contre les addictions, notamment à la drogue et à l’alcool. À la fin des années 2000, il avoue être « tombé dans un puits très noir », jusqu’à considérer qu’il « ne méritait plus de vivre ».
C’est la moto qui, pendant un temps, le sauve. Il s’y jette comme dans une thérapie, fonce sur les routes à la recherche de vitesse et de silence. Puis il se marie avec la DJ japonaise Mayumi Kai. Il arrête la drogue, reconstruit son quotidien, revient même sur scène avec une intensité intacte. Pourtant, en mars 2019, tout s’effondre.
Une enquête sans réponse définitive
Le 4 mars, la police découvre le corps de Keith Flint dans sa maison de l’Essex. Quelques heures plus tard, Liam Howlett confirme sur Instagram : « Notre frère Keith s’est donné la mort. » L’information bouleverse la presse mondiale. Pourtant, au terme de l’enquête, le coroner Caroline Beasley-Murray refuse de conclure à un suicide. Il y avait bien des substances dans son corps — cocaïne, alcool, codéine — mais aucun message, aucun mot. « Nous ne saurons jamais ce qu’il avait en tête ce jour-là », a-t-elle déclaré.
Les proches de Flint, eux, parlent d’un homme fatigué, mais « heureux de revenir sur scène » et « impatient des tournées à venir ». Liam Howlett, anéanti, reconnaîtra dans un entretien ultérieur : « Keith était plus sensible qu’il ne voulait le montrer. » Une façade de dureté pour cacher les bleus.
Le choc des hommages
Dans les jours qui suivent, une vague d’hommages submerge les réseaux sociaux. The Chemical Brothers, Dizzee Rascal, Goldie, Skunk Anansie… tous saluent l’artiste inclassable et l’homme de cœur. Un fan lui dédie même un set géant improvisé dans Hyde Park. La BBC diffuse une rétrospective de ses plus grandes performances.
Mais ce sont surtout les témoignages anonymes qui frappent. Des milliers de fans racontent ce que Flint a représenté pour eux : la libération, l’expression brute, le refus des normes. Des adolescents introvertis qui dansaient en cachette sur « Smack My Bitch Up », des adultes qui retrouvaient la rage de vivre grâce à ses shows.
Santé mentale : un enjeu sous-estimé
La mort de Keith Flint a ouvert un débat nécessaire sur la santé mentale dans l’industrie musicale. Ces dernières années, trop d’artistes ont succombé au poids de la pression, des tournées incessantes, de la solitude. Avicii, Chris Cornell, Chester Bennington… et maintenant Flint.
La British Musicians’ Union a relancé, après son décès, une campagne de soutien psychologique pour les artistes. Car derrière l’énergie d’un concert, il y a souvent l’épuisement. Derrière le cri de rage, parfois, le silence du désespoir.
La scène musicale n’épargne personne. Et Flint, qui incarnait pourtant la fureur de vivre, en est devenu malgré lui le visage tragique.
Un héritage électrisant
Aujourd’hui encore, la musique de The Prodigy continue de résonner. « Firestarter », « Breathe », « No Good », « Omen »… Ces titres sont devenus des classiques, samplés, remixés, repris dans les sets de jeunes DJ. L’esthétique de Flint — entre punk cybernétique et tribal futuriste — a marqué la pop culture, des défilés de mode à la publicité.
Mais au-delà de son image, c’est son attitude qui fascine. Flint n’a jamais voulu plaire. Il criait ce qu’il avait à dire, qu’on l’écoute ou pas. Il n’a jamais cédé aux sirènes de la respectabilité. Il a préféré être un météore.
The Prodigy, de son côté, continue d’exister. En 2023, le groupe repartait en tournée, rendant hommage chaque soir à Keith, une photo de lui trônant sur scène. Liam Howlett l’a dit : « The Prodigy, c’est toujours nous trois. Keith est avec nous. »
Un feu qui ne s’éteint pas
Keith Flint était un homme de paradoxes. Un showman flamboyant et un être secret. Un punk électro futuriste et un amoureux des chiens et des vieilles pierres. Un symbole de transgression, mais aussi un survivant fragile.
Sa disparition, en 2019, laisse un vide immense. Mais elle aura eu le mérite de raviver une prise de conscience. La notoriété ne protège pas de la détresse. Et même ceux qui incarnent la puissance peuvent être en proie à l’abîme.
Reste une voix, un feu, une attitude. Reste une trace indélébile dans le paysage sonore britannique.
Keith Flint est parti. Mais il reste ce qu’il a toujours été : un firestarter. Un détonateur. Et personne ne pourra éteindre ce qu’il a allumé.