Un génie indiscutable, une figure controversée
Lorsque l’on évoque Phil Spector, deux images contradictoires surgissent. D’un côté, le producteur visionnaire à l’origine du « Wall of Sound », cette technique de production musicale qui a révolutionné la pop dans les années 1960. De l’autre, un homme au comportement erratique, manipulateur, hanté par la paranoïa et fasciné par les armes à feu. Le 13 avril 2009, cette dualité a pris une tournure tragique et irréversible : Phil Spector, alors âgé de 69 ans, a été reconnu coupable du meurtre de Lana Clarkson, une actrice de 40 ans retrouvée morte dans son manoir de Californie.
Ce jugement a marqué la fin brutale d’un parcours artistique hors normes, entaché par des décennies d’alertes, de soupçons et d’incidents passés sous silence. L’affaire Spector n’est pas seulement celle d’un crime : elle interroge notre rapport au génie, à la célébrité, et à l’impunité dont bénéficient parfois les puissants.
Le prodige du Bronx
Harvey Philip Spector voit le jour en 1939 dans le Bronx. Fils d’immigrants juifs russes, il perd son père très jeune, un traumatisme qui le marquera profondément. La musique devient rapidement un refuge. À 18 ans, il compose « To Know Him Is to Love Him », inspiré de l’épitaphe gravée sur la tombe de son père. Le morceau, interprété par son groupe The Teddy Bears, grimpe en tête des charts américains en 1958. Spector devient à peine adulte une star du business musical.
Mais c’est dans l’ombre des studios qu’il se révèle un maître. En quelques années, il devient producteur et fonde son propre label, Philles Records. Il façonne le son de The Crystals, Darlene Love, The Ronettes, les Righteous Brothers, et travaille plus tard avec les Beatles — notamment sur « Let It Be » — avec John Lennon en solo, puis avec George Harrison.
Sa marque de fabrique ? Une technique de production dense et spectaculaire, connue sous le nom de « Wall of Sound ». Il empile instruments, échos, voix, et crée une cathédrale sonore, en totale opposition avec la simplicité qui domine alors la pop. Ce son enveloppant, dramatique, presque cinématographique, influence toute une génération d’artistes, des Beach Boys à Bruce Springsteen.
Les coulisses de la gloire : solitude et violence
Mais derrière la console, Spector est instable, colérique, autoritaire. De nombreux témoignages — anciens collaborateurs, amis, compagnes — convergent : l’homme est imprévisible, manipulateur, souvent cruel. Sa mégalomanie, alimentée par la célébrité et la fortune, s’accompagne d’une obsession pour le contrôle. Il se montre tyrannique en studio, allant jusqu’à interdire à certains artistes d’écouter leur propre enregistrement avant sa finalisation.
Peu à peu, la paranoïa s’installe. Il se cloître dans ses propriétés, s’entoure de miroirs, installe des caméras, et ne se déplace jamais sans armes à feu. Certaines de ses fréquentations décrivent un homme dangereux, qui sort parfois des revolvers lors de dîners ou de disputes. La chanteuse Cher racontera, des années plus tard, un épisode glaçant : Phil Spector aurait pointé une arme sur elle lors d’un désaccord professionnel.
Sa femme, Ronnie Spector (née Veronica Bennett, chanteuse des Ronettes), révélera après leur séparation un quotidien infernal : enfermements, menaces, humiliations. Elle parvient à fuir leur maison en 1972, pieds nus, laissant derrière elle ses enfants adoptifs et une carrière sabotée.
Le crépuscule d’un empire
Dans les années 1980, Spector est de plus en plus reclus. Il produit par intermittence — pour Leonard Cohen, les Ramones — mais son influence s’efface au fil des décennies. La légende subsiste, mais le génie est déjà en marge. Il ne supporte pas l’idée d’avoir été oublié par l’industrie musicale qu’il a pourtant contribué à façonner.
C’est dans ce climat de déclin personnel, professionnel et psychologique que survient le drame.
Le meurtre de Lana Clarkson
Le 3 février 2003, Phil Spector passe la soirée au House of Blues, un club de Los Angeles. Il y rencontre Lana Clarkson, hôtesse ce soir-là. L’actrice, connue pour ses rôles dans des films de série B dans les années 1980, connaît elle aussi une période difficile. Elle accepte l’invitation de Spector à venir chez lui, dans son manoir de style médiéval à Alhambra.
Aux premières heures du matin, un coup de feu retentit. Le chauffeur de Spector, Adriano De Souza, entend le bruit et voit peu après son employeur sortir en déclarant : « I think I killed someone » — « Je crois que j’ai tué quelqu’un ». Lana Clarkson est retrouvée morte dans le vestibule, une balle dans la bouche, une arme à ses côtés.
Phil Spector est arrêté, puis libéré sous caution. Il nie toute responsabilité, avançant l’hypothèse du suicide. Mais les faits, les témoignages, et surtout le passé de Spector, vont peu à peu dessiner un tout autre scénario.
Un procès historique
Le procès s’ouvre en 2007 à Los Angeles. L’affaire fait grand bruit. Spector, les cheveux teints et hérissés, pose avec un sourire énigmatique sur sa photo d’arrestation, alimentant les chroniques judiciaires. L’accusation s’appuie sur des éléments accablants : l’arme retrouvée près de Clarkson porte des traces de manipulation par Spector, et plusieurs femmes viennent témoigner de comportements similaires, parfois effrayants, lors de soirées où il avait brandi une arme.
La défense soutient que Clarkson, déprimée et humiliée par sa situation professionnelle, se serait suicidée. Mais aucune preuve ne vient étayer cette thèse, et l’attitude de Spector au moment des faits trouble les jurés.
Pour autant, le premier procès s’achève sans verdict : dix jurés sont en faveur de la culpabilité, deux doutent. Le juge déclare l’annulation du procès.
Un second procès débute en 2008. Cette fois, le ton est plus ferme. Les procureurs insistent sur la personnalité violente et dominatrice du producteur. Les témoignages affluent, décrivant tous un même schéma : alcool, avances insistantes, refus de se laisser partir, et menace armée. Le jury rend son verdict en avril 2009 : coupable de meurtre au second degré.
La chute
Le 29 mai 2009, Phil Spector est condamné à 19 ans de prison ferme. Il est incarcéré à la California Health Care Facility de Stockton, une prison réservée aux détenus âgés ou malades.
Le verdict est salué par les proches de Lana Clarkson comme une justice enfin rendue. Mais dans l’industrie musicale, c’est la stupeur. Nombreux sont ceux qui refusent encore de croire à la culpabilité du « Wagner du rock », comme le surnommait parfois la presse. D’autres dénoncent une hypocrisie : le comportement de Spector était notoire depuis des décennies, mais le silence s’était imposé, au nom du talent.
Peut-on séparer l’artiste de l’homme ?
La condamnation de Phil Spector relance un vieux débat : peut-on dissocier l’œuvre d’un artiste de ses actes ? Son influence musicale est incontestable. Son « Wall of Sound » résonne encore dans la production contemporaine. Brian Wilson, des Beach Boys, lui vouait une admiration sans bornes. Même Bruce Springsteen, dans ses albums les plus orchestrés, fait écho à ses constructions sonores.
Et pourtant, l’homme derrière les consoles était un prédateur. Pour beaucoup, continuer de célébrer son génie musical sans rappeler ses dérives serait une forme d’aveuglement complice.
Depuis le mouvement #MeToo, la question a pris un relief particulier. De Roman Polanski à R. Kelly, de nombreuses figures artistiques sont interrogées à l’aune de leurs comportements personnels. Le cas de Spector, emblématique, pose la complexité du jugement collectif : faut-il effacer son nom des anthologies ? Peut-on encore enseigner son œuvre dans les écoles de musique sans évoquer sa condamnation ?
Une mort en isolement
Phil Spector meurt le 16 janvier 2021 en détention, à l’âge de 81 ans, des suites de complications liées à la COVID-19. Il n’aura jamais exprimé de remords. Sa fin, dans l’anonymat d’un hôpital carcéral, contraste violemment avec les ors des studios où il avait régné.
Lana Clarkson, elle, reste une victime trop souvent éclipsée. Les hommages rendus à sa mémoire insistent sur son humour, son ambition, sa ténacité dans une industrie ingrate. Sa mort a servi de catalyseur à une prise de conscience : même les plus brillants peuvent être les plus dangereux.
L’ombre portée du Mur du Son
L’affaire Phil Spector n’est pas une simple descente aux enfers. Elle est l’histoire d’un homme que le génie n’a pas sauvé de lui-même. D’un système qui, trop longtemps, a préféré l’aduler plutôt que l’arrêter. D’une industrie musicale fascinée par le talent, mais souvent muette face aux abus.
La musique, elle, continue. Les chansons produites par Spector tournent encore sur les platines du monde entier. « Be My Baby », « You’ve Lost That Lovin’ Feelin’ », « River Deep – Mountain High »… autant de joyaux inaltérables, qui portent à jamais l’empreinte d’un homme à la fois démiurge et destructeur.
À l’heure de dresser le bilan, peut-être faut-il écouter ces titres avec une oreille différente : non pas en les effaçant, mais en les recontextualisant. Car derrière le mur du son, il y avait aussi un mur de silence. Il s’est effondré en 2009. Il ne doit plus jamais se reconstruire.