Une nuit trop longue à Camden
Le 19 février 1980, à Londres, un froid matin révèle une tragédie qui changera à jamais le visage du rock. Bon Scott, le chanteur incandescent du groupe AC/DC, est retrouvé mort dans une voiture, après une nuit de beuverie. Il avait 33 ans. L’ivresse, qui l’avait si souvent accompagné sur scène comme dans la vie, venait de l’achever. La nouvelle fait l’effet d’une déflagration : la voix la plus rugueuse, la plus viscérale, la plus théâtrale du rock venait de s’éteindre, emportée par les excès qu’elle avait toujours célébrés.
Le 18 février, Bon Scott sort faire la fête à Camden avec des amis. L’alcool coule à flots. Vers 3h du matin, incapable de rentrer seul, il est raccompagné par Alistair Kinnear, un ami, qui le laisse dormir dans sa Renault 5, garée dans une rue calme. Au matin, Bon est inerte. Le rapport officiel parlera d’intoxication alcoolique aiguë. Une mort accidentelle. Mais dans le monde du rock, personne n’est dupe : c’est la chronique d’un drame annoncé, l’aboutissement d’une course effrénée menée sans freins, sans compromis, sans bouée.
Le cri d’un enfant d’Écosse
Né en 1946 à Forfar, en Écosse, Ronald Belford Scott quitte les Highlands pour l’Australie à l’âge de six ans. Il grandit à Fremantle, ville ouvrière au bord de l’océan Indien, loin du fracas des studios et des salles de concert qui feront plus tard vibrer son nom. Rebelle, indiscipliné, joueur de cornemuse et amateur de coups d’éclat, Bon est très tôt un électron libre. Il trouve dans la musique un terrain à sa mesure, un exutoire plus légitime que les échappées adolescentes. Il bat d’abord la mesure derrière les fûts avant de prendre le micro dans des groupes comme The Valentines et Fraternity, mais c’est sa rencontre avec les frères Young, en 1974, qui déclenche l’étincelle définitive.
AC/DC, l’orage parfait
Avec AC/DC, Bon Scott devient un phénomène. Le groupe, alors en pleine mutation, abandonne les oripeaux glam de ses débuts pour adopter un style dur, abrasif, forgé dans l’urgence et l’électricité. Scott en est le catalyseur. Son timbre râpeux, immédiatement identifiable, sa diction acérée, sa présence de scène féline et goguenarde électrisent la formation. Il incarne un rock sans artifice, direct, charnel, souvent grivois, toujours assumé. Entre 1975 et 1979, les albums s’enchaînent comme des uppercuts : High Voltage, Let There Be Rock, Powerage, et surtout Highway to Hell, sorti à l’été 1979, qui propulse AC/DC au rang de mastodonte mondial. Le morceau-titre, avec son riff infernal et ses paroles provocatrices, résonne comme un avertissement prémonitoire. Bon Scott, lui, semble déterminé à aller au bout de cette route.
Une voix, une vie
La voix de Bon n’était pas qu’un instrument. C’était un cri primal, celui d’un homme qui avale la nuit en une gorgée et qui recrache la vie sous forme de hurlements rythmés. Il ne chantait pas pour séduire mais pour marquer, pour déranger, pour bousculer. Ses textes, souvent empreints d’un humour noir et d’une franchise rare, étaient des instantanés de sa vie d’excès, de bagarres de bar, de désirs brûlants et de solitude maquillée en provocation. Le micro collé à la bouche comme une bouteille à la main, Bon Scott jouait la comédie de sa propre fin, sans le savoir, ou peut-être avec lucidité.
Deuil et résurrection
Sa disparition laisse AC/DC orphelin de son âme vocale. Les frères Young, ébranlés, hésitent un instant à tout arrêter. Finalement, galvanisés par une volonté de ne pas laisser la mort étouffer le cri de leur camarade, ils recrutent Brian Johnson et enregistrent en quelques mois l’album Back in Black. Un hommage direct à Bon, dont l’ombre hante chaque note. Ce disque deviendra l’un des albums les plus vendus de l’histoire du rock. Ironie funeste : c’est dans l’absence de Bon que le groupe connaîtra son apogée commerciale.
Un fantôme indélébile
Mais l’histoire ne se résume pas à un passage de témoin. Bon Scott n’est pas un chapitre que l’on tourne. Il est devenu un mythe, un spectre familier du rock qui refuse de disparaître. Sa silhouette, ses mimiques, ses grimaces, son torse nu et son regard espiègle continuent d’habiter les mémoires. Sa voix rugit encore sur les ondes, dans les stades, sur les vinyles, comme un écho perpétuel d’une époque où le rock flirtait avec le danger à chaque note.
Légende tragique
Bon Scott était l’antihéros parfait. Celui qui vit trop fort, trop vite, qui rit à gorge déployée sur le bord du précipice. Il incarne cette figure tragique du rockeur maudit, dans la lignée de Jim Morrison, Janis Joplin ou Jimi Hendrix. Tous morts à 27 ans, sauf lui. Bon a tenu six ans de plus, défiant le mythe du “club des 27” pour créer le sien. Celui des insoumis, des outranciers, des écorchés.
Et après ?
Son décès soulève aussi des interrogations qui dépassent le simple fait divers. Faut-il brûler sa vie pour devenir une légende ? Est-ce le prix à payer pour toucher à l’absolu artistique ? Dans le cas de Bon Scott, la question reste ouverte. Ce qui est sûr, c’est que sa musique, elle, n’a jamais pris une ride. En 2025, High Voltage fait toujours sauter les fusibles. Let There Be Rock est encore une messe païenne hurlée dans les enceintes. Et Highway to Hell, plus que jamais, résonne comme une prière rock’n’roll adressée aux enfers.
À Fremantle, en Australie, une statue de bronze le représente, micro en main, prêt à reprendre le refrain. Chaque année, des centaines de fans s’y retrouvent pour saluer sa mémoire. Les tatouages à son effigie pullulent, les documentaires et livres lui sont consacrés, les archives ressortent au gré des anniversaires. Bon Scott est mort, mais il n’a jamais quitté la scène.
Un cri qui dure
L’histoire de Bon Scott est celle d’un cri. Un cri qui fend la nuit, qui dérange les bien-pensants, qui ne demande aucune autorisation pour exister. Ce cri, c’était le sien. Il l’a poussé jusqu’au bout, jusqu’à s’en éteindre. Mais tant que ses chansons seront écoutées, tant que les riffs de Malcolm et Angus Young gronderont, il restera vivant.
Alors oui, Bon Scott est mort d’une overdose. Mais plus encore, il est mort d’intensité. Et c’est peut-être là que réside sa grandeur : dans cette incapacité à vivre à moitié.