Prologue d’une légende troublée
Il y a des histoires qui ne vieillissent jamais. Des histoires qui se glissent entre les interstices du rock et de la mort, des récits suspendus dans le brouillard des années 1960, où la musique explosait, mais où les corps s’épuisaient. Le 3 juillet 1969, alors que les Rolling Stones s’apprêtent à entrer dans une nouvelle ère, Brian Jones, l’un des esprits fondateurs du groupe, est retrouvé mort dans la piscine de sa propriété du Sussex. Le rapport du coroner parle d’« accident ». Mais pour beaucoup, ce mot n’a jamais eu la saveur de la vérité.
Cinquante-cinq ans plus tard, la disparition de Brian Jones continue d’intriguer, de déranger et de nourrir un mythe noir dans l’histoire du rock. Car derrière l’eau trouble d’une piscine de campagne, ce sont des questions de loyautés, de violences, et peut-être de dissimulations qui se posent.
Le prince déchu du rhythm and blues
Lewis Brian Hopkins Jones n’a que 27 ans lorsqu’il est retrouvé sans vie. Il avait été le cœur battant des Rolling Stones à leurs débuts. C’est lui qui, en 1962, rassemble Mick Jagger, Keith Richards et les autres. Lui qui baptise le groupe d’après un morceau de Muddy Waters. Lui encore qui impose le son brut, inspiré du blues noir américain, qui distinguera les Stones dans le paysage musical britannique.
Mais Brian Jones est aussi un esprit tourmenté, exigeant, marginal. Sa virtuosité impressionne – il passe de la guitare à la sitar, du dulcimer à la flûte sans perdre une note. Pourtant, il sombre peu à peu dans un isolement marqué par la drogue, l’alcool et une instabilité émotionnelle croissante.
Ses relations avec les autres membres du groupe s’effritent, notamment avec Mick Jagger et Keith Richards, qui prennent de plus en plus les rênes du projet artistique. En juin 1969, à peine un mois avant sa mort, Jones est officiellement évincé du groupe qu’il avait fondé. La page semble tournée. Du moins en surface.
Une nuit d’été, une piscine, et le silence
Cotchford Farm. Une maison chargée d’histoire : ancienne propriété de l’écrivain A. A. Milne, créateur de Winnie l’Ourson. Un havre de paix aux airs de campagne anglaise, transformé en refuge discret pour une star en exil.
Le 2 juillet 1969, plusieurs personnes sont présentes sur place. Il y a Anna Wohlin, la compagne de Jones ; Frank Thorogood, ouvrier du bâtiment travaillant encore sur des rénovations ; Janet Lawson, infirmière et petite amie de l’un des gardes du corps des Stones. Une soirée banale semble s’amorcer, faite de musique, de verres levés et de tensions flottantes. Puis, quelque part après minuit, Brian Jones est retrouvé au fond de la piscine. Il ne remontera plus.
Les secours sont appelés, mais il est trop tard. Le médecin légiste note la présence d’alcool et de barbituriques dans le sang de la victime. Un foie endommagé, un cœur fatigué. L’enquête conclut rapidement à un décès accidentel : noyade sous influence. Une tragédie banale, presque attendue, pour un artiste en déclin. Mais cette conclusion, nombre de proches ne l’acceptent pas.
Le nom de Frank Thorogood
C’est un nom qui revient sans cesse dans les archives officieuses de cette affaire : Frank Thorogood, maçon engagé par les Rolling Stones pour rénover Cotchford Farm. À l’époque des faits, il est le dernier à avoir vu Brian Jones vivant. Plusieurs témoins de l’époque affirment qu’il y aurait eu une dispute entre les deux hommes ce soir-là, probablement à propos d’argent. Jones, affaibli mais irritable, aurait accusé Thorogood de surfacturer les travaux. Le ton serait monté.
Certains affirment que Thorogood, colosse des chantiers, aurait maintenu Brian sous l’eau. En 1993, sur son lit de mort, il aurait avoué avoir tué Jones, selon le témoignage de Tom Keylock, ancien chauffeur des Stones. Mais Keylock lui-même est un personnage trouble, dont la crédibilité a souvent été remise en question. Et aucune confession formelle ne fut enregistrée.
Janet Lawson, présente ce soir-là, affirmera plus tard avoir vu Thorogood s’agiter près de la piscine, et même intervenir physiquement auprès de Brian. Elle parlera d’un comportement suspect, mais ses déclarations évolueront au fil des années. Des incohérences, des silences, des souvenirs qui s’effilochent.
Une enquête bâclée ?
L’enquête policière menée par le Sussex Police suscite de vives critiques. Le site n’a pas été correctement sécurisé. Des témoins n’ont pas été interrogés de manière approfondie. Des éléments potentiellement cruciaux – notamment certains objets autour de la piscine – auraient disparu avant même l’arrivée des enquêteurs.
Des journalistes ayant rouvert le dossier affirment que les forces de l’ordre auraient volontairement négligé des pistes. En 2009, de nouveaux éléments sont présentés à la police, notamment des documents indiquant des tensions extrêmes entre Jones et Thorogood. Une réévaluation est lancée, mais rapidement refermée, faute de preuves jugées suffisantes pour remettre en cause le verdict initial.
Les proches de Brian Jones dénoncent une forme de déni. Pour eux, la police voulait éviter un scandale impliquant un groupe aussi médiatisé que les Rolling Stones, en pleine ascension mondiale.
Un crime sans preuve, mais pas sans soupçons
Peut-on vraiment imaginer que Brian Jones a été assassiné ? Les théories les plus audacieuses évoquent un complot interne, voire une volonté de « faire taire » un musicien devenu gênant. Ces hypothèses restent fragiles, souvent construites a posteriori sur des ressentiments ou des fragments de témoignages flous.
Mais la thèse du meurtre impulsif par Thorogood paraît plus crédible aux yeux de certains enquêteurs indépendants. Une dispute qui dégénère. Une impulsion violente. Et un silence gêné. Dans un documentaire produit par la BBC dans les années 2000, plusieurs journalistes et auteurs affirment que Thorogood aurait bénéficié d’une forme de protection, et qu’il aurait été payé pour se taire. Une hypothèse, là encore, sans confirmation judiciaire.
Le poids du mythe : le Club des 27
Brian Jones est mort à 27 ans. Comme Jimi Hendrix, Janis Joplin, Jim Morrison, Kurt Cobain et Amy Winehouse après lui. Cette coïncidence d’âge a contribué à la construction du fameux « Club des 27 », un cercle maudit de génies fauchés à l’apogée de leur créativité.
Mais contrairement à d’autres figures de ce club, la mort de Jones reste irrésolue. Ni suicidaire à proprement parler, ni accidentel sans ambiguïté, ni criminelle selon la loi. Un entre-deux inconfortable qui laisse le champ libre aux rumeurs et aux fantasmes.
Jones, lui, reste figé dans une photographie d’époque : cheveux blonds coupés au carré, regard perçant, et instruments en main. Il était à la fois moteur et victime de l’explosion psychédélique, trop en avance pour suivre les virages commerciaux de son propre groupe. Trop instable pour survivre à un monde où la drogue et la gloire se mélangeaient comme whisky et eau trouble.
Épilogue sans justice
En 2009, quarante ans après les faits, la police du Sussex rouvre temporairement le dossier à la suite d’un nouveau rapport de 600 pages produit par un journaliste d’investigation. L’analyse est rigoureuse, les témoignages précis, mais aucune pièce nouvelle ne permet de modifier la version officielle. Le dossier est à nouveau refermé.
Anna Wohlin, l’une des dernières personnes à avoir vu Brian vivant, affirme jusqu’à sa mort que son compagnon a été tué. Elle n’a jamais cru à l’accident. D’autres témoins évoquent des manipulations, des menaces, des éléments dissimulés.
Mais sans aveu officiel, sans preuves matérielles, la vérité repose aujourd’hui dans les marges de l’histoire. Là où la musique devient murmure. Là où l’eau d’une piscine garde ses secrets.
La vérité, un jour ?
Ce que l’on sait de Brian Jones ne tient pas dans une autopsie. Il fut un pionnier, un visionnaire musical, un esprit libre et instable, dont la mort soudaine a laissé un vide dans l’histoire du rock. Il n’était pas un simple musicien décadent, comme on l’a parfois décrit, mais un artiste complexe, qui portait en lui autant de lumière que de chaos.
Sa fin tragique reste une tache indélébile. Peut-être un accident. Peut-être autre chose. Mais dans un monde où tant de voix s’éteignent sans réponse, Brian Jones continue de hanter le rock, non comme un martyr, mais comme une énigme.
À l’aube de juillet 1969, alors que les Stones s’apprêtent à jouer un concert gratuit en hommage à leur « ami » au Hyde Park de Londres, un nuage plane au-dessus de la scène. Les papillons relâchés dans le ciel n’effacent pas la question fondamentale : que s’est-il vraiment passé cette nuit-là à Cotchford Farm ? Le silence, lui, ne s’est jamais dissipé.