Il y a des genres qui naissent dans les marges, qui s’épanouissent dans les interstices du mainstream, et qui finissent par le contaminer. L’hyperpop est de ceux-là. Ce n’est pas une simple évolution de la pop : c’est sa mutation, son implosion, son cri pixelisé dans le tumulte numérique. Une esthétique de l’excès, du glitch, du trop-plein. Une pop qui ne cherche pas à plaire, mais à déranger, à provoquer, à faire fondre les repères.
Une genèse dans les limbes du web
L’histoire de l’hyperpop commence dans les années 2010, quelque part entre Londres et les serveurs de SoundCloud. Le label PC Music, fondé par A.G. Cook, pose les premières pierres d’un univers sonore saturé, artificiel, presque grotesque. SOPHIE, productrice visionnaire disparue trop tôt, en est l’architecte émotionnelle. Ensemble, ils inventent une pop qui ne cache plus ses artifices, qui les exhibe comme des bijoux numériques.
Mais ce n’est qu’en 2019 que le mot “hyperpop” devient un genre à part entière, propulsé par une playlist Spotify. Le terme est flou, mouvant, mais il fédère une scène : 100 gecs, Charli XCX, Dorian Electra, Gupi, Fraxiom, et une myriade d’artistes queer, DIY, post-genre.
Une esthétique du glitch et du chaos
Écouter un morceau hyperpop, c’est comme tomber dans un vortex sonore. Les voix sont pitchées à l’extrême, les beats explosent sans prévenir, les textures sont saturées, glitchées, parfois volontairement laides. C’est une musique qui refuse la linéarité, qui préfère les ruptures, les collisions, les accidents.
Un refrain peut surgir après une minute de bruit blanc. Une ballade peut se transformer en dubstep hystérique. Tout est permis, tout est amplifié. L’hyperpop est une pop sous stéroïdes, une caricature qui devient sublime par son excès.
Une scène queer, post-industrielle, radicale
Au-delà du son, l’hyperpop est un espace politique. La majorité de ses figures sont queer, non-binaires, trans, et revendiquent une esthétique fluide, hybride, affranchie des normes. Le genre devient un refuge, un laboratoire, un terrain de jeu pour celles et ceux que la pop traditionnelle exclut ou ignore.
Les visuels sont tout aussi radicaux : avatars numériques, mode cyberpunk, esthétique kawaii détournée, collages post-internet. L’hyperpop est une culture de l’écran, du meme, du glitch identitaire.
SOPHIE, déesse du silicone émotionnel
Impossible de parler d’hyperpop sans évoquer SOPHIE. Son album Oil of Every Pearl’s Un-Insides (2018) est une cathédrale sonore, un manifeste transhumaniste, une œuvre qui mêle brutalité industrielle et tendresse synthétique. SOPHIE ne produisait pas de la musique : elle sculptait des émotions en silicone, des paysages sonores où la voix devenait matière.
Sa disparition en 2021 a laissé un vide immense, mais son héritage irrigue toute la scène. Elle a prouvé que l’hyperpop pouvait être plus qu’un délire sonore : une forme d’art totale.
100 gecs : le chaos jubilatoire
Si SOPHIE est la prêtresse, 100 gecs est le duo punk du genre. Leur album 1000 gecs (2019) est un feu d’artifice de références : ska, metal, trap, pop bubblegum, tout y passe, tout explose. C’est une musique qui ne cherche pas à convaincre, mais à exister dans sa propre logique.
Leur esthétique est celle du post-meme : ironique, absurde, mais étrangement sincère. Ils incarnent une génération qui a grandi avec YouTube, Vine, TikTok, et qui transforme le bruit numérique en langage musical.
Charli XCX : la passerelle vers le mainstream
Charli XCX est sans doute l’artiste qui a le mieux su faire le pont entre hyperpop et pop mainstream. Avec how i’m feeling now (2020), elle propose un album confiné, produit avec A.G. Cook, qui mêle introspection et chaos sonore. Elle prouve que l’hyperpop peut être intime, vulnérable, sans perdre sa radicalité.
Charli est une figure paradoxale : star de la pop, mais aussi muse de l’underground. Elle incarne cette tension qui fait toute la richesse du genre.
Une réponse au capitalisme numérique
L’hyperpop est aussi une critique du système. Dans un monde saturé de contenus, de formats, de playlists, elle propose une musique qui déborde, qui refuse les cadres. Elle est le symptôme d’une époque où tout va trop vite, mais aussi son antidote.
C’est une pop qui ne cherche pas à vendre, mais à exister. Une musique qui dit : “je suis trop, je suis glitchée, je suis queer, je suis là”.
Vers une post-hyperpop ?
Depuis 2023, le genre évolue. Des artistes comme Yeule, Caroline Polachek ou Ecco2k explorent des formes plus ambient, plus dream pop, plus introspectives. L’hyperpop devient un langage, une influence, plus qu’un genre figé.
Mais son esprit demeure : celui de l’excès, de la liberté, de la collision. Une pop qui ne se contente pas de briller, mais qui veut brûler.
Une pop qui ne s’excuse pas
L’hyperpop est une musique qui ne demande pas la permission. Elle est bruyante, étrange, excessive, mais profondément humaine. Elle parle à celles et ceux qui ne se reconnaissent pas dans les formats lisses, qui veulent une pop qui leur ressemble : glitchée, queer, intense.
Et si elle dérange, tant mieux. Car c’est dans le dérangement que naissent les révolutions sonores.

