Il est des retours qu’on espère sans y croire vraiment, des réapparitions qui prennent la forme de fantômes familiers. En 2025, Pulp ne revient pas en conquérant. Avec More, leur premier album studio en 24 ans, Jarvis Cocker et les siens ne cherchent ni à ressusciter la Britpop ni à caresser l’époque dans le sens du revival. Ils choisissent au contraire la voie la plus risquée : celle de la sincérité désarmante, du désenchantement maîtrisé, de l’introspection nue.
Et c’est justement cette lucidité, presque impudique, qui rend More indispensable.
Revenir sans faire semblant
Jarvis Cocker n’a jamais été homme à s’encombrer de faux-semblants. À 60 ans passés, il chante désormais avec la voix d’un homme qui a compris que la mémoire est un piège et que le futur, souvent, ressemble à un couloir vide. Loin des éclats ironiques de Different Class ou du malaise rentré de This Is Hardcore, More parle du présent. De ce qu’il reste après les années brillantes, après les fêtes trop longues, les amours trop courtes, les idéaux abîmés.
Le morceau d’ouverture, « Spike Island », déroule une ambiance douce-amère, baignée de cordes discrètes et de nappes électroniques élégantes. Cocker y déambule en poète urbain désabusé, évoquant une Angleterre intérieure où les souvenirs se mélangent à la réalité du déclin.
Un album de l’après
More n’est pas un album de la nostalgie, mais de l’après. Pulp n’y rejoue pas la jeunesse passée, il regarde en face ce qu’elle a laissé derrière elle. Les compositions sont sobres, parfois presque austères, produites avec soin par James Ford. Pas d’accumulation, pas de clinquant. Chaque instrument a sa place, chaque silence compte. Cela donne des morceaux comme « Grown Ups », qui sonne comme un constat mi-amusé, mi-désabusé sur le fait de vieillir : « What does it mean to grow up, if you never grow in? » lance Cocker, avec cette ironie tendre qui le caractérise.
Dans « My Sex », il aborde sans détour la sexualité avec l’âge, avec une franchise troublante. Loin d’un quelconque effet provoquant, la chanson touche par sa pudeur, son sens du détail et sa retenue. Jarvis chante désormais depuis un endroit que peu d’artistes osent visiter : celui de l’intimité post-érotique, quand le corps devient mémoire.
Une lumière dans l’ombre
Ce qui frappe dans More, c’est cette façon qu’a Pulp d’évoquer la perte sans sombrer dans la mélancolie pure. « A Sunset », qui clôture l’album, est sans doute l’un des morceaux les plus beaux du disque. Une ballade lente, presque suspendue, qui sonne comme un adieu serein. Il y a là une forme d’acceptation, comme si Pulp nous murmurait que le bonheur se niche peut-être dans l’ombre portée de ce qu’on a aimé.
La perte de Steve Mackey, bassiste du groupe disparu en 2023, plane comme un voile sur l’album. Sans jamais être évoquée frontalement, elle semble irriguer les chansons de cette gravité nouvelle. More lui est dédié, et on le sent dans chaque ligne de basse, dans chaque espace laissé vide.
Les éclats d’un classicisme assumé
Certes, les morceaux ne cherchent pas l’effet immédiat. On est loin des refrains fédérateurs d’antan. Ici, tout prend son temps. « Slow Jam » mêle groove langoureux et monologue existentiel, comme une descente douce dans les limbes d’un soir sans fin. « Threadbare » joue sur les tensions entre des guitares presque imperceptibles et un spoken word à fleur de peau. Ce minimalisme radical pourra déranger ceux qui espéraient un retour flamboyant, mais c’est précisément ce dépouillement qui rend l’album si honnête.
Cocker n’a plus besoin de briller : il éclaire autrement.
L’art d’être là
Il faut écouter More comme on lit un journal, ou un roman écrit à la première personne. C’est un album de confidences, mais aussi de mise à distance. La voix de Jarvis Cocker, toujours aussi reconnaissable, a gagné en profondeur. Elle ne charme plus, elle raconte. Elle ne cherche pas l’effet, elle cherche la justesse.
L’album devient alors un exercice de présence. Être là, dire ce qu’il y a à dire, sans enjoliver, sans travestir. C’est rare, dans une époque obsédée par le spectaculaire, de voir un groupe revenir sans drame, sans faux miracle. Pulp ne revient pas pour rejouer l’époque glorieuse : il revient pour continuer la conversation.
Et dans un monde saturé de bruit, il faut parfois ce genre de murmure pour comprendre à quel point on avait besoin de silence.
Une œuvre testamentaire sans tragédie
En fin de compte, More n’est ni un disque testamentaire ni un énième comeback marketé. C’est un disque de maturité, dans le plus noble sens du terme. Un album de regards en coin, d’aveux fragiles, de résilience sourde. Il ne crie pas, ne cherche pas à plaire, ne veut pas exister ailleurs que dans l’instant de son écoute.
Et c’est sans doute cela, sa force.
On pouvait craindre un album de trop, une tentative désespérée de revenir sous les projecteurs. More est tout le contraire : un disque de retrait, de recul, et donc, paradoxalement, de pleine présence. Pulp nous rappelle que le rock adulte peut exister sans virer au pastiche, que la lucidité peut être plus punk que la rage, que la lenteur peut devenir un acte politique.
Avec More, Jarvis Cocker ne nous parle pas de l’Angleterre d’hier ni de celle rêvée de demain. Il parle d’ici. De maintenant. Et il le fait avec cette élégance rare, celle des artistes qui savent que le vrai pouvoir, c’est de rester debout – même quand tout semble s’effondrer autour.